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introduction - événements, digressions et escapades - un temps anecdotique - temps flou


 

la dispersion

 
jeux avec les mots
 
un vers cahotique
 
 
 
 
 
Perros n&b
 

présence du je

 
conclusion
 
 
 
 
 

bibliographie

 

début

La dispersion

L'écriture permet de rassembler toutes les époques, tous les souvenirs et autres faits quotidiens, afin de parvenir à former un "être de papier" certes, mais digne reflet de l'être de chair. Or, l'image de l'homme que renvoie le langage d'Une vie ordinaire est celle d'un être dispersé entre différentes époques, différents vocabulaires. En effet, Georges Perros joue avec les mots comme il joue avec le temps. Différentes figures apparaissent dans le texte qui, recueillies ensemble, forment pourtant bien une unité. Un jeu sur les mots, les personnes et les idées donne ainsi une image fragmentée de l'homme tout en affirmant son unité par l'usage d'un langage singulier.

Les autobiographies en vers sont rares – Philippe Lejeune avait d'ailleurs commencé par les exclure du genre autobiographique - mais en plus dans le cas de Perros, il s'agit de raconter "une vie ordinaire". Or, intituler son œuvre Une vie ordinaire tout en l'écrivant en vers et en la publiant dans la collection Poésie/Gallimard, a quelque chose de surprenant. Car la poésie semble toujours devoir relever du sublime, n'appréhender que ce qui est du domaine de l'extraordinaire et non pour parler du quotidien. Mais Georges Perros est loin de vouloir "donner un sens plus pur aux mots de la tribu", lui qui dit aller toujours "au mot le plus usé, le plus clochard". Les mots de Perros ne s'éloignent pas du quotidien qu'ils expriment. Georges Perros a souvent répété que, pour lui, la poésie n'était pas tant une façon d'écrire qu'une manière d'être, chaque personne recelant une part de poésie. Il est d'ailleurs 'inventeur du mot-valise "poéthique". Jean-Claude Pinson en donne une définition dans son livre Habiter en poète : "Un poème n'est pas seulement un objet verbal offert à la jouissance esthétique ou à l'analyse, il est aussi une proposition de monde – une proposition quant à une modalité possible de son habitation. Employer le mot-valise de poéthique, c'est ainsi désigner le rapport d'une parole à une "habitude d'habiter" (…) spécifique à tel ou tel poète."

A plusieurs reprises dans Une vie ordinaire, Georges Perros dit vouloir coller au plus près des mots. Et "s'[il] choisi[t]/ de parler en langue courante/ ce n'est pas faute d'admirer/ les grands qui surent la clouer/ au point de plus haute souffrance", mais comme il l'écrit un peu avant "chacun de nous n'a pouvoir/ que de parler son seul langage/ A quoi bon vouloir être un autre/ qui nous fascina par ses mots/ il en a souffert la richesse/ assumons notre pauvreté". Dans les deux passages le langage est lié à l'idée de souffrance. Sans doute parce qu'écrire pour lui ce n'est pas seulement assembler des mots pour faire de belles phrases, c'est surtout un engagement de toute une vie. Dans sa correspondance avec Jean Grenier, il écrit : "Je n'arriverai jamais à isoler mon langage. Il me colle à la peau. On mourra ensemble".

Pour Georges Perros c'est une nécessité de rester au plus près du sens des mots afin de rendre mieux la réalité, même si le langage est toujours insuffisant pour l'exprimer. Sa poésie consiste à faire un usage vrai d'un instrument faux. Et justement, la poésie est peut-être la plus adaptée à rendre la réalité; elle qui apparaît fréquemment comme plus compliquée voire plus sophistiquée que la prose, elle permet en fait par son aspect imagé de rendre mieux compte de la réalité. A la langue, produit social, s'oppose la parole poétique, acte individuel et créateur, domaine de la liberté et de la fantaisie. Et comme Valéry l'écrit, "la poésie est l'ambition d'un discours qui soit chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n'en porte et n'en peut porter". Que dire du langage de Perros ? S'agit-il d'un langage ordinaire ? Même si beaucoup d'idées et de réflexions se retrouvent dans tous ses écrits ou témoignages oraux, le langage pour les dire ne semble pas être le même dans Une vie ordinaire et dans Poèmes bleus. Cela vient peut-être du vers qui condense la parole, la rend plus elliptique ou au contraire plus chargée d'images. Perros disait entendre tous les gens parler en octosyllabes autour de lui lorsqu'il écrivait Une vie ordinaire. Et s'il craint ne pas pouvoir tout dire en vers de huit pieds, c'est tout de même un choix intéressant pour ce qui est du travail qu'il impose à la langue. Il semblerait que ce soit uniquement par goût du jeu, des dérapages et "pitreries" que Perros ait choisi d'écrire ainsi Une vie ordinaire. Il donne d'ailleurs une image très vivante de son vers, jouant peut-être sur l'homonymie avec l'animal

Mon vers est lièvre il est tortue

Furet ici escargot là

il court et dérape souvent

car la vie est peau de banane

C'est donc une esthétique "fondée sur cette notion de dérapage (…) de l'instabilité et du glissement" note Jean Roudaut. Le travail de Georges Perros sur l'octosyllabe en particulier et sur le vers en général est la recherche d'une poésie affranchie de toutes les règles. Il se libère ainsi des règles de la métrique – rassurant parfois le lecteur sur la quantité de syllabes dans un vers douteux : "(prononcez-bien les pieds y sont)"– et de celles qui régissent l'emploi du vocabulaire.

Libre de toute contrainte, Georges Perros fait de son écriture le lieu d'un travail sur la vérité ou plus exactement sur l'expression du vécu, car "tout est là moins vrai que vécu", au moyen d'un langage poétique. Et si la poésie paraît aussi apte que la prose à rendre ce vécu, c'est peut-être parce qu'elle peut se permettre un langage plus libre. Georges Perros ne nous dit pas la même chose lorsqu'il écrit Une vie ordinaire et Poèmes bleus ou les Papiers collés ou même Notes d'enfance – que Philippe Lejeune propose de voir comme une version initiale en prose d'Une vie ordinaire, bien qu'écrites après celle-ci. Ce qui apparaît donc différent, c'est une certaine construction du texte, en séquences pour Une vie ordinaire, mais c'est surtout l'usage d'expressions permises par une sorte de licence poétique. En effet, Georges Perros n'aurait sans doute pas utilisé ces expressions toutes faites dont il détourne l'usage premier comme le "ciel qui change souvent de chemise" ou encore les dieux qui font le plus souvent "acte d'absence". Il explique lui-même dans Une vie ordinaire ce que l'on fait au mot :

Il est rare que nous prenions

un mot pour un mot sans délire

qui l'éloigne alors de sa source

et le rend humain malheureux

qui n'attendait rien de sa course

sinon qu'on lui tende les lèvres

sans ajouter métaphysique

à son parcours

La recherche du mot juste est donc essentielle. Et le statut des images ou expressions idiomatiques est assez ambigu car il en fait grand usage mais c'est peut-être pour mieux leur rendre leur sens premier. Ainsi dans Poèmes bleus, lorsqu'il parle des violettes qui "lèvent le nez", il se corrige aussitôt : "Quoiqu'en manquant, c'est pour le nôtre/ Qu'il faudrait dire qu'elles naissent". Mais le mot juste ne signifie pas pour autant le mot le plus réaliste, évident, mais celui qui correspond le mieux à l'expérience, à la sensation. Ainsi, en vacances à Courrières dit-il aimer se sentir :

dans le blé bleu qui pique aux jambes

le blé n'est pas bleu je le sais

mais un mot en amène un autre

et tout à la couleur du ciel

quand notre œil est en nouveauté

On pourrait dire la même chose des poèmes : les poèmes ne sont pas bleus, mais ils ont pris la couleur de la mer dans cette "quête, qui reste tentative d'expulsion". Rendre aux expressions leur sens premier est donc un souci constant ainsi que se méfier des images, toujours trompeuses. Georges Perros dit d'ailleurs que la poésie est pour la plupart des gens quelque chose d'assez "mou", "d'un peu lyrico-métaphysique, c'est l'obsession de la métaphore. Mais la poésie n'admet pas de réplique (…). C'est une espèce de netteté absolue équivalent à un site ou à une fleur".

Outre ces images et expressions idiomatiques, il emploie à l'opposé un langage qui semble très éloigné de la poésie, langage très cru, appartenant au vocabulaire parlé. Ceci aussi bien dans les anecdotes qu'il relate, conversations de bistrot, ou dans les scènes du quotidien.

Je récupère mal le temps

que j'ai passé à faire l'âne

en laissant ma pauvre maman

s'occuper à torcher mon cul

à me donner le sein si tant

il est vrai qu'elle fit ce geste

de pâle et laiteuse tendresse.

Perros semble s'amuser à contrebalancer les mots vulgaires par un vers qui pourrait appartenir à la poésie de Mallarmé. Il joue donc à introduire dans son langage poétique un vocabulaire qui a priori ne relève pas du langage littéraire. La poésie ne dépend pas d'un vocabulaire noble, d'images sublimes et de grands sujets. Elle est une façon de dire dépendante d'une façon d'être et ne demande pas obligatoirement de difficiles élaborations.

La poésie, elle, est à l'air. (...) Elle n'est pas facilement naturalisable, et rien ne lui va comme la pauvreté. Vouloir la vêtir somptueusement, l'ordonner avec astuce, ne saurait l'ébaudir. (...) Un vers de quatre sous peut l'avoir dans la peau. Une minutieuse construction érigée en son attente restée inhabitée. Elle se donne pour rien, mais ce rien coûte cher.

Georges Perros joue donc avec les mots et les expressions, car il tente d'épouser une existence simple avec une écriture qui soit, elle aussi, simple, mais pas simpliste. Le poète recompose, en en transgressant les règles, une langue hors des modèles reçus; et les différents niveaux de langage sont partie prenante dans la formation de ce langage poétique. Langage bien particulier que l'auteur s'amuse à commenter lui-même, mêlant ainsi en un même texte poésie et discours critique.

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Jeux avec les mots

Le récit est sans cesse interrompu par des anecdotes mais aussi par des commentaires, remarques a posteriori sur les événements passés ou sur la façon même d'écrire, comme le point d'interrogation dans le vers "pour controverser (?) le hasard". Ces interruptions correspondent le plus souvent à l'irruption d'un autre "je" que celui qui était présent dans le reste du texte, le second commentant ainsi le premier.

Ces commentaires peuvent donc être de plusieurs ordres. L'un d'eux prend la forme de l'intervention du narrateur, voire de l'auteur, dans le déroulement de l'histoire; c'est en quelque sorte le commentaire d'un "je" sur l'autre. Quand dans la première séquence d'Une vie ordinaire, on lit "bref" ou "N'importe allons", on peut y voir une reprise en main du discours par l'auteur qui met fin à la parole dérivante du narrateur. Ceci apparaît clairement lorsqu'il écrit page 141 : "Mais ce sont là vains commentaires". Ces interventions semblent plus fréquentes lorsqu'il s'agit d'événements passés et plus à proprement parler autobiographiques; sans doute parce que dans ces moments la parole du narrateur et celle de l'auteur sont plus susceptibles de se dédoubler que dans les passages de "réflexion", émanation directe de la pensée de l'auteur. La présence également de mots mis en évidence typographiquement comme "Hélas" page 24, "Que devient-on" page 26, "C'est ainsi" page 54, etc… peut apparaître comme des interventions de l'auteur lui-même.

Les commentaires les plus nombreux qui parsèment le texte sont néanmoins les commentaires amusés et ironiques sur les mots eux-mêmes et les expressions idiomatiques par exemple. Car comme nous l'avons vu précédemment, son écriture obéit à une exigence de vérité et de justesse. Selon Jean Roudaut son "texte n'évolue pas de déduction en déduction (…), mais par clauses juxtaposées. Il se reprend et se nie, s'efface pour progresser, chercher plus de justesse. On a le sentiment de le voir revenir sur ce qui a été pour préciser une pensée qui s'est élaborée au fur et à mesure de la parole." Il rappelle ainsi l'aspect oral de l'écriture de Georges Perros. Et c'est peut-être pour cette illusion de l'oralité que les remarques qui portent sur l'emploi des mots quand on ne prête plus attention à ce qu'ils signifient s'insèrent dans le fil du récit sans plus de signe de ponctuation que d'habitude, "(…dans la ville où suis retiré/ retiré de quoi de personne…)". Ce genre de commentaire semble être en fait l'expression d'une réaction systématique, mais les remarques peuvent être de l'ordre d'un rapport plus personnel aux mots. C'est, page 179, lorsqu'il écrit : "la femme et les enfants que j'ai/ que j'ai la drôle d'expression/ pour moi qui me sens si peu être", l'observation de l'utilisation à tort dans la langue française de mots qui se sont déchargés de leur sens premier. Comme l'observe Jean Roudaut, lorsqu'il écrit, un mot provoque un écho de lui-même, qu'il remarque, comme l'expression d'une parole plus vraie qui se fraierait un chemin détourné pour se faire entendre et comme une des variantes de ce qu'il avait conscience de dire.

Les interruptions du texte peuvent également être dues à des commentaires de l'auteur sur sa propre manière d'écrire. Ils sont très nombreux et ne se privent pas de venir briser un discours quel que soit son sérieux (quand on est digne d'ignorance/ (pas joli bon ça ne fait rien)). Perros semble ainsi prendre les devants sur les remarques qu'on pourrait lui faire tout en affirmant sa volonté de laisser tel quel le texte. Ainsi page 147 : "…Si complices/ les hommes de leur sort trop dur/ la rime aurait voulu trop rude/ mais non c'est dur", ou bien encore page 182 : "Je vis dans un monde sans heures/ sans jours sans ans c'est difficile/ à dire Mais j'aimais le zan" où il cumule les difficultés car la ponctuation et le découpage des vers n'aident pas beaucoup à la lecture. Ces commentaires ont l'apparence d'observations notées à la relecture du texte, au moment d'être dactylographié par exemple, comme s'il faisait la découverte de sens cachés et qu'il ne censurait pas les réactions que provoque cette relecture. Mais en regardant le manuscrit on s'aperçoit, que ces commentaires étaient déjà présents sans la moindre trace de repentir. Ainsi Georges Perros s'amuse doublement avec son lecteur : il semble remarquer avec lui l'erreur ou la maladresse de style alors qu'il a devancé le lecteur, fournissant lui-même la critique de son erreur. C'est alors une autre figure de Georges Perros que l'on découvre : celle du lecteur. Or, il ne faut pas oublier que la lecture était son métier; il porte un regard sur ce qu'il écrit comme il le fait sur les manuscrits du T.N.P. Les commentaires interrompent le texte mais en même temps ils font partie du texte car ils témoignent de sa volonté de justesse. De plus, ces interventions du narrateur-auteur donnent, elles aussi, du personnage et de l'homme, une vision sous plusieurs angles, une meilleure appréhension de ses diverses facettes.

 

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Un vers cahotique

Tout comme le temps ne s'écoule pas dans un déroulement linéaire, le récit et les vers ne suivent pas un cours fluide. La construction en séquences pour le récit et le choix de l'octosyllabe pour le vers donnent un aspect chaotique à cette "vie ordinaire".

Le choix de l'octosyllabe, qui lui serait venu à l'oreille sans y prendre garde – à moins que ça ne soit le format des petites fiches cartonnées qui lui ait imposé la longueur des vers - n'est pas innocent car ce vers bref impose la cassure, l'enjambement. Avec l'octosyllabe, la syntaxe ne peut pas épouser parfaitement la forme des vers, même si les octosyllabes de Mallarmé ne donnent pas pour autant cette impression de rupture permanente. L'octosyllabe étant bref, il impose le plus souvent la concision, et il n'est pas rare que le sujet d'un verbe ou une négation disparaissent. C'est parfois l'inverse qui se produit, un vers peut sembler allongé par une sorte de cheville. Ainsi l'expression italienne "Chi lo sa" se trouve-t-elle répétée plusieurs fois, aussi bien dans Une vie ordinaire que dans Poèmes bleus, sans toujours de justification. Cheville d'autant plus visible lorsqu'il y a répétition d'un même mot qui n'est pas nécessaire : "sans oser le pire le pire" ou "parce parce que Oui je jure/ que ma vie est allée par là", sortes de balbutiements qui reproduiraient une hésitation dans le discours parlé. Mais ces mots répétés sont aussi une marque d'insistance; "le pire" répété à l'idée de se retrouver en prison, et le "parce que" martelé pour mieux convaincre – ce qui va dans le même sens que l'emploie du verbe "je jure" et la majuscule de "Oui" en milieu de phrase et de vers. Mais lorsque la répétition a un sens, elle ne dépend pas en fait de la longueur du vers car dans Poèmes Bleus on retrouve cette reprise insistante page 34 par exemple, qui définit en quelque sorte un programme pour l'auteur : "Quand dirai-je bien ce qui est/ J'espère y parvenir un jour/ Je vis pour cela je vis pour."

Le vers bref, impropre à l'éloquence et à la coïncidence des formes syntaxiques et métriques, nous conduit parfois à le lire de façon erronée, à associer des groupes de mots qui ne sont pas destinés à aller ensemble. Ainsi page 132 peut-on lire :

L'itinéraire qu'il me faut

c'est le sien Je suis, sans valise,

sa trace au fil de mon plaisir

A lire "Je suis", ainsi placé au milieu du vers, suivi du complément "sans valise", on peut avoir l'impression tout d'abord qu'il s'agit du verbe être. La confusion semble avoir été recherchée - bien que pour une fois la présence de virgules distinguent bien les groupes de mots - car elle exprime très bien la position de dénuement de Perros, sa recherche de dépouillement. De même si l'on ne prend pas garde à la ponctuation dans ces quelques vers de Poèmes Bleus :

Le pire, le cruel,

L'inacceptable.

Le réel,

le rythme, allant décroissant régulièrement, suggère de mettre sur le même plan le dernier vers cité, comme une progression dans le négatif, alors qu'en fait la ponctuation indique clairement que "Le réel,/ C'est l'imagination relayée, vérifiée".

Il arrive ainsi souvent qu'à la lecture on bute sur certaines constructions car la ponctuation, très rare, n'est pas là pour nous guider. Les virgules en effet ont disparu pour la plupart alors qu'elles étaient présentes dans le manuscrit original. Comme si en recopiant le texte de départ, Perros avait voulu le simplifier, le dépouiller de tout signe superflu. Et l'absence de repères typographiques est ainsi chose courante; les guillemets par exemple qui indiqueraient le discours d'une autre personne sont toujours omis. Les discours rapportés sont souvent ceux qu'il ne semble pas cautionner ou dont il veut montrer l'inanité en les citant directement. Ce genre de discours direct apparaît également dans l'épisode sur Valéry et sur Gérard Philipe (page 54), ou encore dans celui qui commence par "Ah mettez-nous donc du Mozart" :

Passez-moi du caviar ma chère

comme il fait doux ici

Mozart

a si mal vécu de son art

c'est dégoûtant

Vous avez lu

le dernier roman à paraître

il est comme ci comme ça

La parole de l'autre ainsi rapportée est dénoncée par sa futilité, bribe de conversation mondaine décousue dans le propos comme sur la page. Parole vaine mais aussi nécessaire pour pouvoir vivre avec les hommes.

L'impression de rupture permanente est également donnée par la construction du texte en séquences. Chacune d'elles peut être lue indépendamment des autres sans que la compréhension en soit altérée. Toutefois, certaines d'entre elles commencent par une conjonction, "et" page 119, "mais" pages 99 et 161 : "Mais ce sont nos amours qui comptent/ plus que nos haines". Ces conjonctions qui semblent ne relier à rien qui précède donnent un aspect vivant au texte, un peu comme si celui-ci continuait une conversation que l'auteur était en train de mener. Ceci s'explique par le fait que l'ordre du texte dans le manuscrit n'était pas celui que l'on retrouve dans l'édition finale. Ainsi le "mais" de la page 99 ("Mais ce n'est le dieu de personne") peut peut-être se justifier par son inscription, à l'origine, à la suite de l'anecdote de "Mandeure", page 25.

La construction définitive en séquences s'est donc faite au moment de la publication. Avant cet ordonnancement, la chronologie était encore plus malmenée. Car le texte original – écrit en deux mois comme quelque chose dont on doit se libérer à tout prix pour pouvoir continuer à penser, à écrire et à vivre – suit le cours des souvenirs qui ne se soucie pas de la chronologie. Mais Georges Perros avait apparemment pensé à un autre ordre d'agencement du texte car on peut voir sur le manuscrit une ébauche de construction en parties, rangées par thèmes :

I Renseignements

II ou III Scènes

IV Les hommes

V Les femmes

VI Passions

Moto Tabac Mer

Cet agencement n'a pas été conservé et seulement quelques séquences ont un titre, et l'ordre des séquences semble en fait avoir suivi un cheminement par association d'idées. Ainsi, page 72, termine-t-il une séquence sur une question : "Et l'âge d'homme a-t-il un âge ?", et commence celle d'après un peu comme une suite : "J'avance en âge mais vraiment/ je recule en toute autre chose". De cette manière, malgré l'aspect un peu décousu du texte, l'œuvre constitue bien une unité. Ce qui le montre également, ce sont les reprises d'un même thème dans des passages différents. Il y a la naissance qui se répète sur cinq séquences, mais aussi l'image de "l'homme dans l'escalier" que l'on retrouve plusieurs fois. En effet, il est mentionné une première fois page 107 :

L'homme qui rentre seul le soir

chez lui mais chez lui n'a plus de sens (…)

C'est celui-là qui m'intéresse

cet homme seul en clair-obscur

qui se retrouve entre deux êtres

non pas entre deux portes mais

entre deux sensibilités (…)

entre deux eaux deux hommes femmes

seul dans le noir de l'escalier

Puis le thème semble être repris page 136 : "A quoi pense un homme vous moi/ quand il ne pense rien voilà/ ce que j'aimerais bien savoir" – c'est l'insistance à vouloir savoir qui fait que l'on peut rapprocher ce passage du précédent. Mais la reprise est surtout dans cet extrait, page 156 :

Cet homme-là dans l'escalier

dont je vous parlais l'autre soir

voilà bien celui qui n'a rien

que son squelette à transporter

On retrouve également cette image dans Échancrures:

Ce que je veux dire, sans cesse, est très simple. C'est qu'il y a, tous les jours, quelque chose qui interrompt l'aventure sociale, sentimentale, intellectuelle, qui laisse son homme en plan, stupéfait, quel qu'il soit, quoi qu'il fasse. Il faut remettre ses bottes.

Figure figée par la conscience de sa vacuité, cette image de l'entre-deux n'est pas tant la négation de notre présence au monde que l'affirmation de son caractère dérisoire. Étonnamment, la façon de l'exprimer paraît plus optimiste dans Échancrures – avec cette dernière affirmation amusante "Il faut remettre ses bottes" – que dans Une vie ordinaire. Comme si, parvenu au seuil de la mort, Georges Perros avait trouvé remède à ces moments désespérés d'absence à soi-même ou plutôt instants d'hypersensibilité à notre fragile condition humaine.

Ainsi, si on ne peut trouver dans Une vie ordinaire un plan de construction bien précis, les séquences n'en forment pas moins pour autant un tout, une unité à l'image de l'homme qu'elles dépeignent. La place de cet homme prend d'ailleurs des aspects divers selon les personnes qui le désignent.

 

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Présence du je

Dans une autobiographie, les différentes figures de l'œuvre, personnage, narrateur, auteur, se trouvent rassemblées sous un même nom, que le pacte autobiographique scelle ensemble. Ainsi est-il difficile de dissocier les différents "je" qui ne renvoient pas à chaque instant à une même personne. Comme les temps qui mettent en perspective les différentes époques, le "je" se décline sur plusieurs modes. Le changement de référent correspond le plus souvent à des changements de temps, le présent par exemple renvoyant le plus souvent à l'auteur ou au narrateur, puisqu'il s'agit du moment même de la rédaction; le personnage, lui, appartient au passé. Mais petit à petit le personnage vient rejoindre ce moment de l'écriture et il est alors très difficile de les dissocier. Comme si le personnage avait fini sa période de "formation" et qu'il pouvait alors se confondre avec son origine.

Avant de parvenir à cette coïncidence on peut distinguer dans le texte les différentes personnes. Le personnage apparaît, dans les séquences sur la naissance, dans les verbes "j'étais né", "je suis né", mais aussi dans les "je me méfie", "j'attends"; il est placé ainsi entre présent et futur, et défini comme dubitatif. Quant au narrateur, très souvent confondu avec l'auteur, il est visible derrière l'affirmation "Je suis pour le discours humain", ainsi que dans le "rappel à l'ordre" "N'importe allons". De même, quelques pages plus loin, différents "je" apparaissent et l'auteur semble s'amuser à faire s'enchevêtrer plusieurs temps à la fois :

car je ne mérite aucun bien

et n'en méritais davantage

à l'âge où se passa la chose

que je relate en ce moment

Temps qui va du personnage, objet de l'anecdote, au narrateur-auteur, transcripteur de celle-ci. Cette manière de l'auteur d'intervenir directement dans le texte se retrouve assez souvent, comme juste après : "Beau pays que je vous conseille/ d'aller voir…". Parfois le texte nous fait approcher de très près le moment même de la rédaction. Instant dans lequel on voit poindre alors la figure même de l'auteur. Dans Une vie ordinaire celui-ci apparaît ainsi page 117 : "C'est tout/ ce que ce soir j'ai à chanter", ou page 204 "on m'oubliera vite et ce que/ j'écris par un beau soir d'automne/ près de mon chien qui mord ses puces", derniers vers du recueil sous lesquels on peut lire "Septembre-octobre 1964". Ainsi dans ces moments approche-t-on l'homme-auteur qui semble bien éloigné de celui de la "rue Claude Pouillet" ou de la "rue d'Assas". D'un homme en devenir on passe à un homme qui s'est forgé un langage construit, bien à lui. Cette distorsion est particulièrement visible dans la première séquence qui rassemble tous ces éléments. En effet, alors que la première strophe présente un personnage méfiant, mettant en doute sa présence au monde, "j'attends confirmation", la deuxième strophe met en avant un homme "formé" : "Je suis pour le discours humain/ (…) Et si mon langage vous pèse/ quoique si léger si fuyant…". L'écriture est donc bien la possibilité de rassembler dans l'œuvre un "je" multiple. La seule stabilité, malgré la mise en doute, semble être la constance du sentiment d'être "moi", alors que tout le reste est changeant – ce qu'exprime d'ailleurs l'expression détournée "un ciel/ qui change de chemise bien plus que moi". Comme pour Proust semble-t-il, le pont entre les différents moments du passé comme entre les différentes facettes du moi est cette conscience du moi, autrement dit de l'auteur. L'enjeu de l'écrit autobiographique serait ainsi d'établir, malgré l'action dissolvante du temps, l'unité de son individualité.

L'écriture permet donc de laisser s'exprimer un "je" à la fois un et multiple. Or, habituellement le "je" des poèmes est un "je" sans référence, dans lequel chacun peut se glisser, et la subjectivité universelle du lyrisme est assez différente du discours autobiographique.

La poésie de Georges Perros est autobiographique car la poésie est pour lui une manière d'être au monde, d'"habiter poétiquement le monde", pour reprendre l'expression de Martin Heidegger qui a connu une fortune particulière. Le terme "habiter" fait écho au "séjour authentique" qu'appelait de ses vœux Stéphane Mallarmé. D'ailleurs peut-être est-il plus judicieux de parler d'une habitation authentique pour l'inventeur du mot-valise "poéthique". En effet, poésie contingente et anecdotique, elle ne remplit pas les conditions posées par Heidegger pour être une poésie ontologique, car elle s'ancre dans le réel, dans le concret. Toutefois elle s'éloigne aussi du lyrisme par la présence d'un "je" fortement personnel. C'est donc un "séjour authentique" au sens où Perros habite le monde, vit avant d'écrire.

Le "je" présent dans la poésie de Georges Perros est donc bien personnel : le narrateur ne cherche pas à s'effacer de son discours. Et comme on l'a vu, ce "je" est bien différent de celui que l'on trouve chez les poètes du xvie siècle. Dans la poésie de Georges Perros, le "je" du personnage-narrateur paraît difficilement dissociable de la personne de l'auteur. Il n'invente pas car le fait même d'exister est déjà quelque chose d'extraordinaire : "Là, je suis mon propre personnage. Je ne distribue pas le peu de pensée à des personnages parce qu'il n'y en a pas assez. Donc, je garde tout et je me le tape sans arrêt". Perros ne cherche donc pas à instaurer le doute dans l'esprit du lecteur : "je" n'est pas un autre. L'écriture est le moyen de constituer, de donner forme à cette "vie ordinaire". Il s'impose d'ailleurs un programme assez surprenant page 170, peut-être parce que les mots sont en deçà du vécu :

Maculer te maculer vie

avec ces mots que j'ai appris

gosse à l'école communale

Tout rite a besoin d'ignorance

Ou bien encore, dix pages plus loin, il exprime le regret de ne pouvoir accomplir tout à fait la tâche qu'il s'impose :

je sais bien que je mourrai sans

avoir tout biffé de moi-même

Le choix du verbe "biffer" semble être là pour faire écho à l'œuvre autobiographique de Michel Leiris, Biffures. Qui voir derrière ce "moi-même" ? Car, né anonyme – la pseudo nécrologie de la page 28 le dit né "Georges Machin" – il meurt sous un nom, Perros, choisi par lui. L'obligation d'écrire sous un pseudonyme – ce qui paraît étonnant de sa part, lui qui se défie toujours du mensonge, si l'on ne sait pas que c'est uniquement pour éviter une confusion avec Georges Poulet, écrivant également dans la N.R.F. – le fait s'intéresser au cas de Stendhal : "est-il (…) déplacé, imprudent de se demander si le simple Henry Beyle aurait seulement souhaité d'écrire Lucien Leuwen ?" Effaçant la personne sociale, le pseudonyme joue un rôle libératoire. L'œuvre est là pour rassembler une identité éparse. Travail qui passe également par la voix des autres et par une certaine mise à distance du "je" qui permet un autre point de vue sur ce dernier.

début

 

L'emploi du "je" peut également être présent de manière détournée par l'utilisation d'autres personnes qui le désignent indirectement. Parfois en effet, Perros n'écrit pas "je", mais il se parle comme il parlerait à quelqu'un d'autre : "Rentre en toi-même Georges et cesse/ de te plaindre…" Ou bien encore le "je" est parfois vu sous l'angle de la troisième personne du singulier. Dans la deuxième séquence par exemple, consacrée à la naissance, le personnage est ainsi présenté : "De cet étonné d'être là/ il avait sept mois et demi (…) il pesait moins de trois kilos". Au prime abord on se demande même de qui il s'agit. C'est seulement dans la parenthèse que vient l'explication : "(Ah ce mois et demi me manque…)". Comme s'il ne se reconnaissait pas dans ce nourrisson qu'il ne peut donc désigner que par un "il", le "je" apparaissant seulement dans le commentaire du narrateur. Cette manière de se présenter à la troisième personne se retrouve également un peu plus loin, page 28, toujours parmi les séquences consacrées à la naissance, lorsqu'il fait son portrait au passé, sous la forme d'une plaque commémorative : "Ici naquit Georges Machin/ qui pendant sa vie ne fut rien". Comme précédemment, c'est une manière de se nier tout en affirmant son existence. Le fait d'ailleurs de ne pas donner de vrai nom, ni Poulot, ni Perros, n'est sans doute pas anodin, car "Machin" réduit à néant toute "réelle présence" et s'accorde avec le rien qui semble le caractériser.

Le personnage peut aussi être rendu présent par le regard et la parole des autres, rapportés par le narrateur. C'est le "Ah Georges écoute-moi" d'Henri Pichette mais c'est aussi le regard de la mère :

J'aurais tant aimé voir mon fils

rester comme encore tout petit (…)

Et moi j'en pleure ce n'est pas

ce qu'on avait ton père et moi

espéré pour toi si mignon

quand tu n'avais pas la parole

Témoignage ironique puisque la mère regrette le temps où l'enfant était presque comme un jouet sans parole, que l'on "manipule". Or, la parole est quelque chose de très important pour Perros qui devient d'abord comédien puis, estimant le théâtre trop mensonger, a trouvé son langage propre pour écrire et a "découvert [ses] faibles cartes". La figure du personnage est également vue de l'extérieur lors d'une soirée, et désignée cette fois par la deuxième personne du pluriel :

Et vous – c'est à moi qu'on s'adresse –

qu'en pensez-vous Vous êtes là

comme si vous étiez ailleurs

Vous avez l'air oui je m'excuse

de vous foutre de tout…

L'image qu'il donne de lui est celle d'un indifférent lorsqu'il se trouve dans une situation en décalage avec ce qu'il pense, incohérente avec sa manière d'être et de penser. Mais le regard de l'autre l'indiffère comme il l'exprime page 58 : "tout ce qui peut me rendre fort/ aux gros yeux d'autrui me fatigue". Ou bien encore dans l'épisode sur "l'homme dans l'escalier", il prête la voix à un homme qui porterait un jugement sur lui :

Il dira ce soir à sa femme

le type qui habite en haut (…)

il ne va pas très bien je crois

je l'ai rencontré ce matin

il racontait je ne sais quoi

tout seul en croquant sa bouffarde

ah c'est un intellectuel

Je n'ai rien à dire à cet homme

Rapporter ainsi la parole des autres est aussi un moyen de compléter le portrait du personnage. Il n'est plus uniquement défini par la voix du narrateur, mais aussi par le regard des autres.

La figure de l'autre peut également prendre place dans le pronom personnel "on" qui ne désigne personne en particulier et n'englobe jamais tout à fait les mêmes individus – le narrateur ne s'inclut pas toujours dans le "on", comme c'est le cas du premier "on" du texte : "on m'a bien dit que j'étais né". Or, le recueil Une vie ordinaire est encadré par des indéfinis. En effet dès le vers d'exergue, le lecteur est plongé dans cette sorte d'indétermination que recèle le "on", puis le livre se clôt sur "les petits bébés du néant [qui] s'en pourlècheront les babouines". Le texte est ainsi donné comme s'inscrivant dans une faille à la fois intemporelle et impersonnelle. Indétermination qui peut surprendre lorsque le texte cherche à révéler et à constituer dans le même temps une individualité.

Les deuxièmes personnes du singulier et du pluriel sont également présentes car Perros, à de multiples reprises, s'adresse à son lecteur. En effet, dès la première séquence, il avise ainsi son lecteur : "Et si mon langage vous pèse/ quoique si léger si fuyant/ rien de plus facile à votre aise/ que de jeter ce livre au vent.". Cette apostrophe du lecteur en première page du recueil n'est pas sans faire penser à l'"Épigraphe pour un livre condamné" de Baudelaire. Mais Georges Perros se dit, à l'inverse de Baudelaire, "pour le discours humain". Ce qui demeure, c'est l'idée que le lecteur apparaît comme un véritable interlocuteur ou plus exactement comme le destinataire d'une lettre adressée à tout lecteur potentiel. Ce rapport presque fraternel est particulièrement visible dans Poèmes bleus puisque Perros propose de cheminer ensemble et "que [ses] faibles mots/ profitent un peu du miracle/ de nos mémoires conjuguées". Dans Une vie ordinaire, Georges Perros s'adresse également au lecteur, ne serait-ce que dans les interventions du narrateur : "cherchez-la", ou "Beau pays que je vous conseille d'aller voir", ou encore "Merci de me le faire entendre/ Mais si vous saviez…". Cette façon de s'adresser au lecteur comme à un interlocuteur dans une conversation, Perros l'explique tout au début des Papiers collés II : "C'est plus à un ami que je m'adresse, sachant qu'il n'existe pas, ne peut pas exister, qu'à un lecteur amateur d'autobiographie". Et en effet, c'est bien ainsi qu'il qualifie le lecteur page 119 : "c'est qu'à des amis inconnus/ je les jette très loin de moi/ ces mots…"; ou page 121 "tous ces mots que je te destine/ ami que par définition/ je ne rencontrerai jamais". De cette manière, le recueil apparaît adressé au lecteur comme une lettre à un ami, comme s'il n'y avait pas souci d'œuvre. Ainsi peut-on avoir l'impression peut-être de s'immiscer dans sa "vie", d'être mis presque en position de voyeur lorsqu'il écrit "toi qui me vois en ce moment/ par le biais de ce vers qui saigne". Et, même si "c'est pour la rime assurément", l'expression dit bien quel rapport Perros entretient et souhaite entretenir avec son lecteur. Une vie ordinaire et Poèmes bleus sont des œuvres en quelque sorte "conviviales" parce qu'elles laissent une place au lecteur; ce que ne font pas les Papiers collés. Or, la convivialité est chère à Georges Perros pour qui l'amitié, l'attention portée aux autres est une des seules règles qui gouvernent sa vie.

 

début

 

conclusion

Georges Perros fait de son œuvre le lieu d'un travail sur l'identité et l'affirmation de soi comme être fini et contingent. Encore quelques vers d'Une vie ordinaire pour rappeler une dernière fois sa conception de l'écriture :

Ne pas dire plus qu'on ne voit

plus qu'on ne sait plus qu'on ne sent

c'est un métier très difficile

car la fable est au bout du compte

Deux hommes face à même chose

la décrivent tout autrement

et combien d'hommes dans un homme ?

Le programme de sa vie fut donc de rendre par l'écriture la réalité d'une vision du monde fondamentalement personnelle et subjective. Le langage d'Une vie ordinaire est marqué par la recherche du mot, de l'expression justes, car "La poésie c'est l'indifférence à tout ce qui manque de réalité". Son langage cherche donc à appréhender au mieux la réalité du monde et du moi. Le projet de l'œuvre de Georges Perros est ainsi de conquérir la totalité de l'être par la maîtrise langagière. C'est pourquoi le langage porte lui-même la marque de la multiplicité. Il rend compte également d'une certaine incomplétude, car il dit sa parole "mutilée" et ses vers "très contestables". La lecture d'Une vie ordinaire achevée, l'impression qui se dégage est celle d'un compagnonnage en poésie avec une figure mouvante et forte, sérieuse et drôle.

Reste à se poser la question de la place d'Une vie ordinaire et de Poèmes bleus dans l'œuvre de Georges Perros. Car ces deux œuvres de poésie semblent vivre d'une vie autonome dans l'ensemble de la publication du poète de Douarnenez. Si tout ce que Georges Perros a écrit, notes, lettres et poèmes, montre une "inspiration" commune, ces deux recueils se distinguent du reste par leur forme. Comme si la poésie constituait un aboutissement ultime de sa recherche. Par sa forme, car elle impose une construction; alors que les Papiers collés sont des notes à l'image d'un collage de Kurt Schwitters, et les lettres sont par définition discontinues. Et par son langage surtout, qui, avec moins de pages, semble en révéler plus que les autres textes sur la vision du monde qu'a Georges Perros. Peut-on voir Une vie ordinaire et Poèmes bleus comme un aboutissement du travail du poète, un absolu de la vue ? Derrière la fragmentation apparente de l'œuvre et de l'homme, il y a dans l'articulation de ce qu'il écrit cette quête d'un dire juste et singulier. Et même si "le petit bouquin [lui] fait penser à de la flotte, à une rue, où à peine la possibilité de pêcher", Une vie ordinaire semble bien être le lieu de la création d'une vision du monde au même titre, mais à une autre échelle, que l'œuvre de Proust. A la "vie ordinaire" quotidienne et concrète, répond une autre plus abstraite. Alors,

Pas à pas ramendons filet

de notre vie imaginaire.

 

début de la page

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